Puisque tu pars

Un road-movie théâtral bouleversant, porté par deux comédiens incandescents

Un road-movie théâtral bouleversant, porté par deux comédiens incandescents

Puisque tu pars est une de ces pièces rares qui vous agrippent dès les premières minutes pour ne plus vous lâcher. C’est un diamant brut, aux arêtes acérées de mélancolie et d’ironie, qui fait scintiller les émotions à travers les mots, la musique et la chair.

Le point de départ semble presque banal : un adolescent, Gaspard, en révolte contre son environnement — famille fade, adultes désabusés, monde qu’il ne comprend pas — se raccroche à la philosophie et aux chansons de Jean-Jacques Goldman pour ne pas sombrer. Il enregistre ses pensées sur un vieux radio-cassette, comme pour laisser une trace, un testament avant le grand départ. Mais ce qui aurait pu être un énième portrait d’adolescent en crise prend un virage inattendu lorsque surgit Bruno, son oncle paumé, résolument resté bloqué à l’âge de la première cuite et des guitares électriques. Perfecto sur le dos, Doc Martens aux pieds, ce “grand ado” cabossé est tout autant en fuite — sauf que lui, ce n’est pas vers la vie qu’il court, mais à côté d’elle.

La pièce devient alors un véritable road-movie théâtral : métro, bus, nuits sous les ponts ou dans des hôtels de fortune… le duo improbable traverse une France intérieure, sinueuse, rugueuse, en route vers un ultime concert de Goldman — le rêve de l’un, le prétexte salvateur de l’autre. Mais c’est bien plus qu’un voyage géographique : c’est un cheminement vers la réconciliation, avec soi, avec l’autre, avec ce qui fait battre le cœur, même faiblement.

La pièce touche juste, sans jamais sombrer dans la facilité. Elle pose de vraies questions : cherche-t-on dans la musique un écho à nos propres tourments, ou bien un refuge prêt-à-sentir parce qu’on ne parvient plus à penser seul ? Est-ce qu’on devient adulte en arrêtant d’y croire, ou au contraire, en acceptant d’aimer quand même, malgré tout ?

Les deux acteurs nous emmènent dans une bulle émotionnelle commune, ce lien rare, presque organique, traditionnellement attribué à la musique par de nombreux penseurs. Pour Nietzsche, « sans la musique, la vie serait une erreur » : elle permet d’accéder à une vérité plus profonde que le langage rationnel. Pour Peter Sloterdijk, elle crée des espaces de résonance, un monde temporairement partagé où les âmes vibrent à l’unisson. Chez Roland Barthes, la voix chantée devient un lieu de vibration charnelle, où se mêlent l’intime et le collectif. Milan Kundera, enfin, parle de la musique comme expérience de communion et de mémoire émotionnelle, qui relie les êtres dans un même souffle.

C’est exactement cela que l’on ressent ici : une intensité commune, comme si le théâtre avait absorbé la fonction émotionnelle de la musique, pour mieux la faire vivre sur scène.

Ce qui donne sans doute une puissance si singulière à cette œuvre, c’est que le texte est écrit par Quentin, le propre frère de Gaspard. Cette proximité charnelle, presque vitale, insuffle au récit une justesse rare, une vérité émotionnelle qui dépasse la fiction. On sent dans chaque réplique, chaque silence, cette intimité fraternelle, cette connaissance instinctive de l’autre. Comme si le texte était moins écrit qu’arraché.

La mise en scène est sobre, au service du texte et des acteurs, mais habilement rythmée, laissant la place à des moments de grâce suspendue. La bande-son, omniprésente, n’est jamais illustrative : elle est l’âme invisible du récit, cette vibration commune qui relie deux solitudes que tout oppose.

Et que dire des deux comédiens ? Juste exceptionnels. Ils incarnent leurs personnages avec une vérité désarmante. Le jeune acteur (Gaspard Martin Laprade) qui joue Gaspard est d’une intensité rare, mêlant fragilité, intelligence et fureur contenue. Face à lui, l’oncle Bruno (Bruno Bayeuxdésabusé et flamboyant, est à la fois pathétique et profondément humain. Ensemble, ils composent un duo électrique, poignant, qui nous fait passer du rire à l’angoisse, de l’émotion pure à la tendresse la plus simple.

Puisque tu pars est une pièce sur la transmission, les non-dits, les absences, mais aussi sur ce qui reste quand tout semble foutu : un vieux walkman, une chanson, une voix humaine. Un cri discret mais puissant, qui rappelle que parfois, il suffit d’une émotion partagée pour se remettre en marche.

Un grand moment de théâtre.

Un bijou.

Un diamant (pour platine disque vinyle)

Maxime (correspondant culturel Le Bruit du Off & Baz’Art)

Fabrik Théâtre – 21h10

Du 5 au 26 juillet. Relâche les 9,13,16 et 23 juillet.

Compagnie : BBC (la Bruno Bayeux Compagnie) 

Auteur : Quentin Martin Laprade

Mise en scène : Joseph Laurent

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