Un vaudeville en mutation sous l’œil vigilant du politiquement correct
Dans Tabous et Bienséance, les acteurs nous plongent dans l’ambiance feutrée d’un cabinet d’avocats des années 50. On y retrouve les archétypes d’époque : un avocat autoritaire, une secrétaire soumise, des dialogues teintés de paternalisme et de sexisme ordinaire. Rien de nouveau — ou presque.
Très vite, l’intrigue dérape. Une première inspection gouvernementale impose un jeu “écologique” : plus de lumière, économie d’énergie oblige, les acteurs jouent désormais dans le noir… Mais ce mot aussi est interdit suite à une deuxième inspection gouvernementale, de l’inclusion cette foi : “noir”, forcément évocateur d’une époque coloniale, d’un imaginaire raciste, doit être supprimé du vocabulaire scénique. On parle alors de black, ou on ne dit plus rien du tout. Le spectateur rit, puis grince.
D’autres obligations : inclusion ethnique, neutralité de genre, éviction des mots trop connotés.
Suite à une troisième inspection pour la veille féministe et MeToo : la secrétaire refuse son rôle jugé stéréotypé, les dialogues sont réécrits, faire le café devient sexiste, les compliments deviennent micro-agressions. À chaque fois, le texte original est joué… mais vidé de sa substance.
Une mécanique absurde et implacable
La pièce devient peu à peu une farce kafkaïenne. Les comédiens, pour rester dans les clous de la nouvelle morale dominante, doivent tordre le sens, contourner le langage, effacer le contexte. La scène devient un champ de mines sémantiques où tout est potentiellement offensant, tout doit être corrigé, neutralisé, aseptisé.
Le résultat est vertigineux : ce qui était une comédie sociale devient une expérience absurde où le texte n’a plus aucun sens, où la forme écrase le fond. Et pourtant, les acteurs continuent, dociles, par peur d’être verbalisés, rejetés, ou — pire encore — lynchés sur les réseaux sociaux.
Un miroir tendu à notre époque
Tabous et Bienséance n’attaque pas les combats légitimes pour l’égalité, l’inclusion ou l’écologie, mais interroge les excès qui les accompagnent parfois. Quand tout devient potentiellement offensant, quand le passé doit être purgé au lieu d’être compris, quand la peur de mal dire remplace le désir de bien faire, que reste-t-il de notre liberté d’expression ? De notre capacité à rire, à raconter, à transmettre ?
Le clin d’œil final — “après tout, la Chine et la Russie réussissent très bien à réécrire leur histoire” — achève de brouiller les lignes entre satire et dystopie.
Conclusion : un théâtre lucide, inconfortable, nécessaire
Servie par une mise en scène volontairement sobre et des comédiens d’une grande justesse, Tabous et Bienséance déploie une critique subtile et percutante de notre époque. Une pièce courageuse qui ne cherche pas à choquer, mais à faire réfléchir : sur les lignes rouges qu’on franchit, parfois sans s’en rendre compte, au nom du progrès.
Maxime (correspondant culturel Le Bruit du Off & Baz’Art)